©[sté
phane
ragot]

un printemps
 

à Sarajevo

 

L'espace d'un printemps dans la ville assiégée, je devenais témoin de la survie des otages d'un conflit moyenâgeux. Certains ont survécu, d'autres pas.

Moi je suis rentré à Paris.

 
Cimetière musulman du quartier de Mihrivode, 1993
 

 

Là, en dépit de la diffusion de mes photos dans la presse, je n'ai pas échappé à une remise en cause de mon travail : au regard des souffrances que j'avais côtoyé, ma présence à Sarajevo n'avait-elle pas été indécente ? N'avais-je pas été, comme tous les journalistes présents, l'instrument involontaire et manipulé d'une surenchère de l'horreur, d'un chantage qui me dépassait ?

Le matin je pensais retourner en Bosnie, témoigner cette fois avec plus d'acuité.
L'après-midi, l'inutilité d'un tel retour m'éclatait au visage. Les mois passaient et je restais impuissant, incapable d'assumer les contradictions de mes engagements... Jusqu'à ce qu'un ami m'invite à livrer mes impressions par écrit dans l'intention de publier mon travail. Avec son soutien et sur la base de mes notes et des souvenirs de conversations, je rédigeais une série de textes, courts et anecdotiques, qui me permettaient d'exprimer ce que taisaient les photographies : mes doutes, mon impuissance, ma colère.

Depuis, les incertitudes subsistent,
une guerre en a chassé une autre et le livre n'a finalement jamais été publié.

 
[extrait]
     
   
  Zlata et son copain  
   
  quartier de Drvenija  
quartier de Drvenija
   
  une école dans un bunker  

Zlata est face à moi. Je la regarde dans mon viseur. Elle a treize ans, peut-être quatorze, et le charme de l'adolescence. Le garçon se tient à côté d'elle, tout près. Ils sont amoureux. Je sais que la présence de l'objectif les gène mais j'attends encore quelques secondes, silencieux, et j'observe les mouvements de leurs mains qui se frôlent, hésitantes, émouvantes. Je déclenche. Zlata s'approche de moi avec un demi sourire et me demande de ne rien dire à ses parents, au sujet du garçon. Je promets.

Dans mon dos, de l'autre côté de la rue, j'entends les murmures de leurs copains, moitié rigolards moitié jaloux. Je croise souvent la petite bande dans mon quartier, ils tapent dans un ballon ou se partagent les restes d'un mégot. Ils ont les mêmes jeans larges et déchirés, la même nonchalance que les élèves de n'importe quel collège de France. Peut-être sont-ils un peu plus pâles. Apparemment désinvoltes, ils jouent aux soldats, collectionnent les munitions usagées, les éclats d'obus. Tous ont perdu un grand frère, un cousin, ou leur maison. Tous ont vu partir sans bien comprendre, quelques semaines avant le début de la tragédie, leurs copains de classe, leurs voisins serbes dont les parents préféraient silencieusement le rôle de l'assaillant à celui de l'assiégé.

(...)

Je suis dans la chambre de Zlata. Par terre, un jeu de monopoly s'étale avec ses faux dinars yougoslaves, ses hôtels et les rues de Belgrade. Allongées sur le lit bateau, trois adolescentes me parlent de musique, de ciné, de fringues. L'une d'elles passe la main dans ses cheveux blonds, me fixe, et me demande si je peux imaginer sa douleur, la détresse de sa petite soeur, la peur qu'éprouve son frère tout juste sorti de l'enfance, enrôlé le lendemain de ses 17 ans pour le front. Qu'est-ce que je peux répondre ?
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